L'Euro numérique au crible des principes du Logiciel Libre

Rédigé par Frédéric Dumas Aucun commentaire
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Depuis 2021, l'euro numérique est en préparation à la Banque Centrale Européenne. Son fonctionnement impliquera une longue chaine de machines, depuis les serveurs de la BCE jusqu'aux applications mobiles bancaires responsables d'initier les transactions, en passant par les infrastructures des banques commerciales. La phase de conception et les principales propriétés de l'euro numérique s'inspirent-elles de certaines au moins des libertés promues dans le Logiciel Libre ?




Sur Youtube, de nombreuses vidéos se donnant par elles-mêmes la mission de faire découvrir comment pourrait fonctionner l'euro numérique sont... burlesques. Beaucoup prennent comme un fait avéré que l'euro numérique serait conçu comme un "smart contract", c'est à dire intégrera des mécanismes d'usages conditionnels, donnant potentiellement la faculté aux priorités politiques du moment d'apporter des restrictions à son usage, avec en toile de fond la menace du "crédit social à la chinoise".

Il y a une raison à la prolifération d'informations sensationnalistes: à ce jour, les spécifications fonctionnelles de l'euro numérique ne sont pas publiques. Le document en préparation, intitulé "digital euro scheme rulebook", n'a pas atteint sa version 1.0, et n'est diffusé qu'à une sélection restreinte de participants à sa rédaction. Ceux-ci sont principalement des acteurs bancaires, et leur liste est publique.

Les pages du site de la BCE (en) dédiées à l'euro numérique sont d'ailleurs construites ainsi: on y trouve des résumés, des listes, des agendas, des comptes-rendus, les uns faisant référence aux autres. C'est un jeu de poupées russes dont nous allons essayer d'explorer un peu la surface.


Sur le site de la BCE, la lecture de pages résumant l'avancée des travaux en 2024 sur l'euro numérique (1) (2) (en), ainsi que celle d'un document de synthèse (en) rédigé fin 2023 à la façon d'un "livre blanc", au terme de la phase dite "d'exploration", donnent une image des caractéristiques que ses concepteurs veulent pour l'euro numérique. Ces propriétés fondamentales ont d'autant moins de chance d'évoluer, que la BCE et ses partenaires bancaires travaillent à présent sur les moyens et les choix techniques permettant de les mettre en œuvre; ils sont entrés dans la phase qu'ils dénomment "de préparation": autrement dit, la gélatine commence à se solidifier, et s'intéresser aux bons morceaux qu'on y a mis dedans devient possible.

Propriétés de l'euro numérique

Voici donc les grandes caractéristiques que pourrait possèder l'euro numérique.
  • Contrairement à une cryptomonnaie, l'euro numérique n'est pas décentralisé; il n'est accessible qu'à condition d'ouvrir un compte nominatif dédié auprès d'un "opérateur de payement" ("PSP"), établi en zone euro; un tel opérateur de payement peut être une banque, mais pas seulement; par exemple, rentrent aussi dans cette définition un émetteur de cartes et de terminaux de payement, ou encore un service de change de devises en ligne.
  • Ce compte est identifié par un numéro nominatif, portable d'un établissement à l'autre, comme un numéro de téléphone qu'on garde en passant d'un opérateur à l'autre; et contrairement au numéro IBAN d'un compte bancaire traditionnel, le BEAN –"basic European account number(3)  (en)  de l'euro numérique serait attaché à l'individu; c'est une caractéristique potentiellement lourde de conséquences, car ce numéro pourrait "coller à la peau", s'il n'y a pas de possibilité de le réinitialiser; il n'existe pas d'information explicite sur ce point précis.
  • Par conséquence, l'euro numérique n'est pas accessible ni aux touristes, ni aux personnes présentes de manière clandestine sur le territoire de l'Union Européenne, ni non plus aux personnes sans domicile fixe et dépourvues de compte bancaire. L'euro numérique n'existe que pour celui qui est personnellement identifié et accepté dans le système bancaire commercial.
  • Pour déclencher toute transaction, l'euro numérique fait appel à une application mobile (peut-être dédiée et universelle, ou peut-être celle propre à chaque banque, ça n'est pas décidé); la conséquence est que l'euro numérique exige du courant électrique, la possession d'un smartphone compatible, un abonnement avec la data; ce sont des prérequis assez courants de nos jours, mais ce sont aussi des marqueurs d'une certaine philosophie de vie, qui impose le réseau pour chacun de nos comportements.
  • Par conséquence, l'euro numérique fonctionne massivement online, même si des transactions offline sont concédées pour acheter son pain... à condition que le terminal de payement et le smartphone soient compatibles (ils doivent alors l'un et l'autre posséder un module de sécurité spécifique - "a specialised hardware chip", plus cher, moins probable); on peut subodorer que ce mode de fonctionnement offline ne rencontrera qu'une faible adoption, ou sera simplement abandonné en cours de route.
  • Autre conséquence de son architecture massivement online, l'euro numérique permet à l'établissement financier de suivre toutes les transactions de la vie courante, seules leurs remontées à la BCE pourraient être pseudonymisées ; cette pseudonymisation n'est pas garantie par un choix technique, mais devra l'être par une disposition législative, dont l'adoption reste sujette à débats. Ou encore pourrait être à l'avenir renversée.
  • Pour les commerçants qui l'acceptent comme moyen de payement, l'euro numérique entraine en faveur des banques des frais de transactions; l'existence de ces frais est impérative, pour encourager l'adoption; pour parler en termes clairs, les banques n'investiront pas pour mettre en place l'infrastructure informatique nécessaire à l'euro-numérique s'il n'est pas pour elles source de revenus.
  • L'euro numérique n'est délivré à l'individu qu'en quantité limitée; autrement dit, il n'est pas possible de thésauriser une valeur importante libellée en euros numériques; ce montant maximum reste sujet à discussion entre les partenaires de la BCE (qui ne comptent que deux associations d'usagers, sur vingt-six participants institutionnels au total); un principe est d'ores et déjà arrêté: dès qu'un versement en euro-numérique est trop gros, il fait comme le saumon, il remonte le cours de la rivière et revient sur le compte bancaire courant; c'est la fonction dite "waterfall", et cela ressemble à un moyen pour les banques commerciales de faire rentrer automatiquement dans leurs réserves des liquidités qui auraient auparavant été immobilisées sous le matelas de leurs clients.
Le tableau donné aujourd'hui par la BCE de l'euro numérique l'apparente plus à une nouvelle modalité de payement pour les particuliers et d'encaissement pour les commerçants, davantage qu'à une nouvelle forme d'existence de l'euro. Cette préoccupation transparait sur le site de la BCE, où on lit que l'euro numérique propose une alternative à "the increasing popularity of digital wallets provided by non-European players". L'auteur aurait pu écrire "nord américains". "The aim of a digital euro is to address these issues".

On serait tenté par une conclusion superficielle: l'euro-numérique cherche à rendre le même service, pour les concurrencer, que les opérateurs mondiaux de payement à capitaux américains déjà existants. D'une certaine manière, n'appartiendrait-il pas à la catégorie des solutions en quête d'un nouveau problème ?

Ce serait passer à coté de sa nature fondamentale: contrairement à l'euro fiduciaire existant aujourd'hui, qui est fragmenté en 20 systèmes bancaires nationaux (21 en 2026, avec l'entrée de la Bulgarie dans la zone), l'euro numérique au contraire serait directement créé par la Banque Centrale Européenne. L'euro numérique représenterait une vingt deuxième unité de compte, totalement indépendante cette fois de chacun des pays. Peut-être est-ce là la première motivation de la BCE et de la Commission Européenne à soutenir cette "solution en quête d'un problème". 

Quelle convergence avec les libertés promues dans le Logiciel Libre ?

Cette question n'est pas purement arbitraire. Dans la terminologie utilisée sur le site de la Banque Centrale Européenne, le terme "bien public" ("public good") qualifie parfois cet euro numérique. C'est une notion proche de celle de "bien en commun" ("commons"). En effet, mettre en place l'euro numérique est une affaire publique, et même politique, car la monnaie et les moyens de payement jouent un rôle fondamental dans nos vies.

Par ailleurs, dans "euro numérique" il y a "numérique", c'est à dire qui n'existe que grâce aux équipements et aux applications informatiques. C'est sa définition même, l'euro numérique n'est pas une monnaie papier, c'est une monnaie logicielle.

Enfin, la participation de la BCE, de banques centrales de pays membres, d'institutions de l'Union Européenne, implique obligatoirement que ce travail de spécification fonctionnelle se fasse au moins en partie sur fonds publics. Or, comme dit l'adage de la Free Software Foundation (en), "là où le financement se fait sur fonds publics, le code doit être libre".

Sa nature de "bien en commun", son existence exclusivement logicielle, la mobilisation de fonds publics, sont des situations rencontrées aussi dans le logiciel libre; cette similitude justifie d'évaluer le projet d'euro numérique à la lumière des libertés et des principes que promeuvent les partisans du logiciel libre.

Participation du public

Dans le logiciel libre, les bonnes pratiques veulent que les membres de la communauté définissent la direction et les priorités du projet, et que leurs contributions au code source soient évaluées et si possible acceptées. Comme pour tout ce que fait l'Union Européenne, les travaux sur l'euro numérique bénéficient d'un souci formel de communication institutionnelle. Par exemple, le seul site de la BCE additionne des dizaines de documents librement accessibles sur l'euro numérique, et il faut trouver la patience de les parcourir, d'autant que leur nombre ne cesse de croitre.

Or, l'implication du public est nulle, son avis n'est ni recueilli, ni sollicité. Depuis 2021, il n'a participé à aucun des choix énumérés plus haut, et son information est purement théorique: le jargon des documents publics est technocratique, et les décisions des acteurs bancaires s'imposeront. L'euro numérique est certes un sujet technique, car in fine, ce serait aux banques de le mettre en place. Mais avant la technique, on aurait espéré que son fonctionnement soit réfléchi et décidé par d'autres que par les seuls banquiers. Ce n'est ici manifestement pas le cas.

Le public n'apporte donc aucune contribution, et on ne lui demande pas son opinion. Il est un spectateur passif de son avenir, il est lointain, inattentif, son absence d'implication ne présente aucune ressemblance, même vague, avec les bonnes pratiques en vigueur dans le logiciel libre.

Liberté d'usage

L'autre marqueur du logiciel libre est la liberté d'usage et de réemploi du code source créé par d'autres, et par là, l'indépendance par rapport aux teneurs du marché, dès lors qu'on fait le choix d'utiliser le code sur ses propres machines plutôt que dans le "nuage", c'est à dire sur "l'ordinateur de quelqu'un d'autre". Il n'est pas excessif de dire que l'euro numérique repose sur la philosophie exactement inverse:
  • une impossibilité d'usage en dehors de l'écosystème fourni par l'Union Européenne et les banques commerciales (infrastructure, comptes nominatifs et applications mobiles); le mécanisme dit "waterfall", en verrouillant l'euro numérique au compte dont la banque est dépositaire, pousse cette logique à l'extrême; la contradiction est évidente avec l'autonomie offerte par le logiciel libre;
  • la perpétuation du payement d'une rente au système bancaire commercial, par la mise en place de frais de transaction; par opposition à la gratuité généralement constatée d'usage du logiciel libre;
  • un quota limitant la quantité d'euro numérique pouvant être détenu, visant chaque individu, par opposition aux ressources illimitées offertes par principe par le logiciel libre;
  • un accès conditionnel à l'euro numérique (résidence légale dans l'UE, bancarisation), par opposition à l'accès inconditionnel au logiciel libre;
  • une forme d'immatriculation de l'individu par son compte libellé en euro numérique, qui fait plus penser aux mécanismes nominatifs de licences logicielles propriétaires, qu'aux licences type GPL, sans lien nominatif avec l'usager, applicables au logiciel libre;
  • une traçabilité de chaque transaction, à la manière de celle à laquelle les GAFAM habituent le public, entièrement étrangère aux pratiques existantes dans le logiciel libre.

Opinion

Une critique ne pourra être adressée à la BCE et à la Commission Européenne: il n'a jamais été annoncé que l'euro numérique pourrait avoir, ne serait-ce que partiellement, certaines des caractéristiques de la finance décentralisée. Au contraire, l'inverse a été dit: l'euro numérique s'est toujours voulu être une monnaie numérique de banque centrale ("CBDC").

Certes.

Une autre critique ne pourra pas non plus être formulée, pourtant la principale dans la bouche des détracteurs de l'euro numérique: à ce jour, rien dans les spécifications fonctionnelles partiellement disponibles sur le site de la BCE ne permet de dire que les transactions en euro numérique seront "conditionnelles", c'est à dire sous condition d'obtention d'un seuil de crédit social minimum par exemple. Il était pertinent de formuler cette hypothèse, elle n'est pas aujourd'hui vérifiée.

Certes.

Mais pour autant, cette monnaie numérique de banque centrale est-elle un projet qu'attendent les ~450 millions d'Européens ? Améliore-t-elle leur vie ou réduit-elle leur part de vie privée ? Est-elle autre chose qu'un projet bancaire au seul service du système bancaire ?

Je penche pour cette dernière conclusion. Il n'y a rien de libre dans l'euro numérique.

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